[OPINION] “Des musées socialement vifs”, Noémie Giard (musée Carnavalet‑Histoire de Paris)

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Temps de lecture : 7 min

Depuis une dizaine d’années environ, et plus vivement ces trois dernières années, une demande sociale forte d’engagement, qui a pu sembler inattendue, s’est manifestée à l’égard des musées. Comment les musées répondent‑ils, ou pas, à ces injonctions ? Doivent‑ils le faire et pourquoi ? Quels sont les écueils, les forces d’inertie à l’œuvre, les bénéfices à attendre ? Cet article écrit par Noémie Giard, cheffe du service des publics du musée Carnavalet‑Histoire de Paris, a été publié initialement dans le numéro 307 de la revue Esprit (mars 2024).

Noémie Giard. Photo: Alexandra Dreyfus

En tant que cheffe du service des publics du musée Carnavalet‑Histoire de Paris, j’ai pu participer, au cours de ces dernières années et aux côtés de sa directrice Valérie Guillaume, à l’important travail de rénovation qui y a été conduit. Musée d’art et d’histoire et musée de ville à l’histoire riche et complexe, sa rénovation et la politique des publics développée depuis sa réouverture ont été associées à une réflexion sur son identité et son positionnement par rapport à plusieurs de ces questions de société.

Dans ce contexte, je souhaite ici proposer une réflexion sur les enjeux d’une porosité, d’une attention et d’une réactivité des musées aux sujets de société actuels, à travers quelques exemples de musées d’art, d’histoire et de société qui se confrontent ou ont été confrontés à ces questions, réflexion nourrie de lectures et d’échanges avec plusieurs actrices et acteurs de l’univers muséal.

  • Musées et questions socialement vives

L’attention portée par les musées à leur place dans la société et à leur rôle auprès des publics n’est pas nouvelle. En raison du lien étroit qu’ils entretiennent avec le politique, elle peut être comprise dans la longue durée, plus exactement, en France, après 1789 (1).

Depuis les années 1970, l’idée d’un rôle social spécifique dévolu aux institutions muséales et une attention plus forte aux publics se sont affirmées. Plus récemment, après un demi‑siècle d’évolution, de tâtonnements et de soubresauts, les musées se voient pris dans une période d’intense effervescence. Musées citoyens, musées du XXème siècle, musées non neutres, musées redéfinis posent la question du lien entretenu avec la société (2). Favoriser la venue au musée et la rencontre avec les œuvres, diversifier les publics en renforçant l’accueil des scolaires, des structures du champ social et des personnes en situation de handicap : pour de nombreux établissements, cela se joue au quotidien, dans l’attention portée aux publics et à la médiation.

Ces évolutions ont rendu plus visible le fossé qui existe, dans bien des musées français, entre leurs collections, telles qu’elles sont présentées, et ces attentes sociales nouvelles ou nouvellement exprimées. Rapidement en effet, et pour de nombreux acteurs, cet exercice du rôle social des musées, auprès notamment d’un public que l’on dit « éloigné » ou peu familier des musées, trouve ses limites, que ce soit dans les accrochages, les expositions ou les textes de certains cartels.

On peut évoquer le malaise de certains médiateurs, acteurs in situ de la rencontre entre le public et les œuvres, qui sont confrontés à ces limites. Dans les musées d’histoire ou de beaux‑arts, les œuvres issues d’un système de représentation colonial, esclavagiste et raciste, si elles ne sont pas expliquées et contextualisées, et si le discours qui leur est attaché n’a pas été revu, tendent à susciter un nombre croissant de réactions, notamment parce que de plus en plus de personnes non blanches et attentives à ces questions sont amenées à visiter les musées. Il en va de même des œuvres qui représentent les femmes soumises au regard et à la domination masculins, qui gênent aujourd’hui une sensibilité féministe plus affirmée.

Plus que les œuvres elles‑mêmes, c’est le discours qui est porté sur elles, et l’absence de reconnaissance du contexte qui les a vues naître, qui est en général visé.

Les représentations de femmes ou de personnes issues des minorités qui peuvent être perçues comme dégradantes, ou leur absence parmi les artistes exposés ou les thématiques sélectionnées, constituent un obstacle aux actions de développement et de diversification des publics.

Tout cela contribue à faire du musée, par contraste, un monde fermé, qui peut être perçu comme indifférent, voire hostile, aux évolutions de la société et aux nouveaux enjeux qui s’affirment. Ainsi, la nécessité pour les musées d’être de plus en plus attractifs les confronte à leurs propres limites. Difficile dans ce cas, pour ces institutions, de ne pas se remettre en question et de rester en dehors des grands débats de société.

Parallèlement à ces manifestations plus ou moins silencieuses, ont en effet émergé de nouvelles formes de débat, que nous appellerons avec d’autres des « questions socialement vives (3)».

Ces questions sont vives parce que, sans réponse, elles produisent des divisions à la fois dans l’espace social, dans les savoirs et à l’intérieur des institutions. Qui plus est, elles sont fortement médiatisées. Elles peuvent ainsi être mobilisées pour considérer les tensions à l’œuvre dans le monde des musées aujourd’hui. Faute de pouvoir faire ici un tour d’horizon exhaustif du sujet, je retiendrai trois exemples de controverses qui ont récemment saisi le monde des musées.

La première accompagne la grande vague d’indignation internationale qui a suivi l’assassinat de George Floyd en mai 2020. Le message de l’International Council of Museums‑États‑Unis (Icom‑US) est percutant : « Les musées ne sont pas neutres. Ils ne sont pas séparés de leur contexte social, des structures du pouvoir et des luttes de leurs communautés. Et quand il semble qu’ils sont séparés, ce silence n’est pas de la neutralité, c’est un choix – le mauvais choix (4). »

En France, le malaise est palpable. Sébastien Magro, spécialiste de la décolonisation des musées et de leur héritage colonial et esclavagiste, pointe alors « l’assourdissant silence des musées français (5)».

Dans un autre registre, mais d’une égale vivacité et dans ces mêmes années, le mouvement #MeToo, après avoir longtemps épargné l’univers muséal, finit par le rattraper, autour de la figure de Picasso. À cette occasion, un épisode du podcast de Julie Beauzac, Vénus s’épilait-elle la chatte ?, fait de la domination masculine dans le monde muséal un sujet d’actualité en France (6).

Un dernier exemple, mais non des moindres, des revendications qui ont mis les musées sur le devant de la scène médiatique est le mouvement Just Stop Oil et, plus largement, les actions de jeunes militantes et militants écologistes dans différents musées, dans le monde comme en France.

Au‑delà des réactions d’indignation et d’incompréhension qu’elles ont pu susciter, certaines analyses plus poussées mettent en lumière des ressorts plus complexes.

La philosophe Anna Longo a montré que ce sont bien les musées en tant que tels qui sont interpellés par ces actions, et que ces injonctions témoignent par ailleurs de la volonté de les revitaliser, de les reconnecter avec les enjeux sociaux actuels (7).

Par ces revendications, expressions et attentes nouvelles, les musées, tiraillés entre un idéal de neutralité intenable et un désir d’agir dans la sphère sociale, sont confrontés à leurs ambiguïtés. Dès lors, comment peuvent ils réagir face à ce qui, derrière l’écume des joutes médiatiques, s’avère probablement, en réalité, une mutation de fond ?

  • Des musées attentifs et réactifs

Lors de situations de crises, deux pôles radicalement opposés tendent à s’exprimer. D’un côté, les tenants de l’idée que les musées doivent rester des lieux hors du temps, des isolats coupés du monde qui favorisent la contemplation, la rencontre avec l’art ou l’histoire, lesquels auraient une valeur en soi, presque transcendante. De l’autre, celles et ceux qui militent à l’inverse pour que les musées, porteurs d’une vision de l’art et de l’histoire qui a trop longtemps fonctionné sur l’exclusion, revoient leurs fondamentaux ou disparaissent, parce qu’ils constituent en tant que tels des pôles de reproduction des logiques de domination et de discrimination.

En réalité, la plupart du temps, les discours se situent entre ces deux pôles.

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Notes :
1 – Voir Dominique Poulot, Une histoire des musées de France, XVIIIe-XXe siècles, Paris, La Découverte, coll. « L’espace de l’histoire », 2005 (rééd. « La Découverte/Poche », 2008).
2 – Voir Jacqueline Eidelman (sous la dir. de), Inventer des musées pour demain. Rapport de la mission Musées du XXIe siècle, Paris, La Documentation française, 2017 ; Alex Vicente, « Un musée doit-il être engagé ? », Le Quotidien de l’art, no 1494, 9 mai 2018 ; et Juliette Raoul-Duval, « Vif débat sur la “définition des musées” à l’Icom ? », La Lettre de l’OCIM, no 186, novembre-décembre 2019, p. 12-14.
3 – Voir Alain Legardez et Laurence Simonneaux (sous la dir. de), L’École à l’épreuve de l’actualité. Enseigner les questions vives, Issy-les-Moulineaux et Paris, ESF Éditeur, coll. « Pédagogies », 2006.
4 – Voir “Museums for equality : The time is now” [en ligne], International Council of Museums, 3 juin 2020. Ce message reprend le mot d’ordre “Museums are not neutral” de la campagne lancée en 2017 depuis les États-Unis par LaTanya S. Autry, curatrice du Mississippi Museum of Art, et Mike Murawski, chargé du programme éducatif du Portland Art Museum.
5 – Sébastien Magro, « #BlackLivesMatter, l’assourdissant silence des musées français » [en ligne], Slate, 15 juin 2020
6 – Julie Beauzac, « Picasso, séparer l’homme de l’artiste » [podcast en ligne], Vénus s’épilait-elle la chatte ?, 18 mai 2021 : « Ça faisait longtemps que je voulais parler de Picasso, parce que c’est comme une sorte de loupe sur tous les aspects du système hétéro-patriarcal, et la façon dont ça impacte la culture. Le cas de Picasso, il permet de s’interroger sur l’esthétisation des violences sexistes et sexuelles, la façon dont l’histoire de l’art s’organise en boys club, comment la société fabrique les génies, et l’impunité qu’on accorde aux hommes puissants. »
7 – Anna Longo, « Des activistes écologiques et des valeurs culturelles » [en ligne], AOC, 13 janvier 2023.

https://esprit.presse.fr/article/noemie-giard/des-musees-socialement-vifs-45127 

SOURCE: Noémie Giard extrait d’un article paru dans la revue Esprit de mars 2024. Avec l’autorisation de la revue Esprit.

PHOTOS: DR

PHOTO du carrousel: des visiteurs au musée Carnavalet – Histoire de Paris © Photo Pierre Antoine / Musée Carnavalet – Histoire de Paris

Date de première publication: 13/06/2024

Paris Musées et le musée Carnavalet sont membres du CLIC

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